Conscient de son ignorance en matière économique, Eltsine a sorti de son chapeau un jeune prodige appelé Egor Gaïdar . . . issu de la haute nomenklatura communiste et professant une foi absolue dans le libéralisme. Aucun théoricien de l’école de Chicago, aucun conseiller de Ronald Reagan ou de Margaret Thatcher ne croyait aux vertus du marché avec autant de ferveur qu’Egor Gaïdar. La Russie n’avait jamais rien connu qui ressemble de près ou de loin à un marché, le défi était gigantesque. Eltsine et Gaïdar ont pensé qu’il fallait agir vite, très vite, passer en force pour prendre de court la réaction qui a eu raison de tous les réformateurs russes depuis Pierre le Grand. La pilule qu’il fallait avaler, ils l’ont baptisée « thérapie de choc » et, pour un choc, ça a été un choc.
Pour commencer, les prix ont été libérés, ce qui a provoqué une inflation de 2 600 % et fait échouer l’initiative, conduite en parallèle, de « privatisation par bons ». Le 1er septembre 1992 ont été envoyés par la poste à tous les citoyens russes âgés de plus d’un an des bons de 10 000 rubles correspondant à la part de chacun dans l’économie du pays . . . À cause de l’inflation, hélas, ces bons quand ils sont arrivés ne valaient plus rien. Leurs bénéficiaires découvraient qu’ils pouvaient tout au plus, avec, se payer une bouteille de vodka. Ils les ont donc revendus en masse à des petits malins qui leur en proposaient, disons le prix d’une bouteille et demie.
Ces petits malins, qui se sont en quelques mois retrouvés les rois du pétrole, s’appelaient Boris Berezovski, Vladimir Goussinski, Mikhaïl Khordorkovski . . .
Pour un million de dégourdis qui grâce à la « thérapie de choc » ont commencé à s’enrichir frénétiquement, 150 millions de clampins ont plongé dans la misère . . .
De soixante-cinq ans en 1987, l’espérance de vie du Russe mâle est passée à cinquante-huit en 1993 . . . Tout ce qu’on peut vendre pour survivre, on le vend. Si on est un pauvre retraité, c’est un kilo de cornichons . . . Si on est un général, ça peut être des tanks ou des avions . . . Si on est un juge, ce sont des veredicts. Un policier, sa tolérance. Un fonctionnaire, son coup de tampon. Un ancien de l’Afghanistan, ses compétences de tueur . . . En 1994, cinquante banquiers ont été abattus a Moscou . . .
Les gros s’entre-tuaient pour des combinats industriels ou des gisements de matières premières, les petits pour des kiosques ou des emplacements au marché . . .
Avant de mourir, il n’y a pas longtemps, l’ex-Premier ministre Egor Gaïdar a confié à un journaliste : « Ce qu’il faut que vous compreniez, c’est que nous n’avions pas le choix entre une transition idéale vers l’économie de marché et una transition criminalisée. Le choix était entre une transition criminalisée et la guerre civile. »
Emmanuel Carrère: Limonov ; Paris : P.O.L., 2011, p. 335s. (extr. La Litera información)